Aujourd’hui, en France, ils sont 30 000 malades du sida. Si l’on ne meurt plus systématiquement de cette maladie, elle implique toujours un traitement lourd et contraignant – malgré les progrès de la médecine -, ainsi que des discriminations au quotidien, dans une société où les préjugés n’ont pas disparu. Cette situation inquiétante, qui dure depuis plus de trente ans, n’empêche pas l’actuelle recrudescence de conduites à risques, que combattent activement médecins et associations. Il est affalé dans un fauteuil bordeaux élimé, une roulée à la main. Yeux noirs cernés, barbe poivre et sel, chemise marron à la Indiana Jones tendue au niveau de l’abdomen par une lipohypertrophie
, premier signe visible de la maladie. Manu* a 46 ans, dont 12 de
sida. Vingt-huit pilules par jour, mais «[i]pétant la forme et plein de projets.» Il est en «
année sabbatique» : son traitement contre l’hépatite C, qui s’ajoute à celui contre le VIH, le fatigue trop et l’a obligé à arrêter son boulot de médiateur en santé. Comme lui, ils sont environ 30 000 en
France à être malades du sida. A ce chiffre s’ajoute celui des séropositifs : autour de 130 000 personnes. Car avant d’avoir le sida, toute personne contaminée par le VIH
[ii] est séropositive, pendant une phase asymptomatique qui peut durer une dizaine d’années. Être séropositif, c’est être en pleine santé et ne présenter aucun signe de la maladie, mais porter le sida dans son organisme de manière latente. Avoir le sida, c’est développer des infections dites opportunistes, qui touchent les systèmes pulmonaire, digestif, cérébral…
La population la plus touchée par le sida est la tranche des 29-39 ans, suivie de celle des 20-29 ans, soit la même qu’il y a 25 ans, même si l’âge de la contamination augmente avec les années (32 ans en moyenne en 1996 ; 34 ans actuellement). «
Les 20-29 ans sont les populations les plus à risques, car leurs relations sexuelles sont souvent affectives, explique Régis Rohn, anesthésiste-réanimateur au centre
Oscar Lambret de Lille.
Mais en raison des délais d’apparition de la maladie (une dizaine d’années en moyenne),
c’est la tranche d’âge des 29-39 ans qui est la plus touchée par le VIH.»
Le ras-le-bol des capotesEnviron 60% des nouvelles découvertes de séropositivité concernent les hétérosexuels. Alors que le nombre de nouveaux cas diagnostiqué a tendance à décroître, les homosexuels hommes constituent une exception (29% des découvertes en 2006 ; 38% en 2007). Ce phénomène s’explique par le fait que les populations homosexuelles sont ce que les médecins appellent «des sujets à risque», en raison d’une vie sexuelle très active, de la multiplication des partenaires et de conduites à risque. Pour Manu, «
les homos ont été les premiers à se protéger systématiquement. Ils sont les premiers à en avoir marre. On a de plus en plus d’adeptes du bareback[iii], même parmi les séropos.» Pour illustrer ses propos, quelques clics sur un site de rencontres gay suffisent. En vert, les internautes qui recherchent des rendez-vous amoureux protégés – deux tiers des connectés. Le tiers rouge restant est constitué de
barebackers. SIDAVENTURE, corrobore cette idée : «
Il y a une véritable lassitude par rapport au préservatif, notamment chez les jeunes. Pour ceux qui n’ont pas connu, au début des années 1990, les années noires du sida, cette maladie fait moins peur.» L’abandon de l’usage systématique de
capotes est donc aussi lié à une banalisation du sida.
Il y a vingt-cinq ans, celui qui apprenait sa séropositivité se savait condamné. Ce n’est plus le cas aujourd’hui : on ne survit plus seulement lorsqu’on a le sida, on vit avec. L’amélioration des traitements a été considérable durant ces deux dernières décennies, de même que celle de la qualité de vie des patients. Mais la date charnière est celle de l’année 1996, qui marque l’avènement des trithérapies. «
Avant 96, les traitements contre le sida étaient extrêmement lourds, se souvient le Dr Régis Rohn.
Beaucoup de pilules, d’injections, de perfusions, des visites hebdomadaires à l’hôpital, et surtout des effets secondaires désastreux : vomissements, vertiges, pertes de cheveux, fatigue extrême…». Ainsi, seule la phase sida était traitée, et «
les porteurs du VIH n’étaient soignés que pour limiter les infections secondaires», explique Cécile Goujard, médecin au service de Médecine interne
à l’hôpital Bicêtre à Paris. Les nouveaux traitements ont bouleversé le quotidien des malades du VIH : s’ils ne guérissent pas encore les patients, ils ne nécessitent plus d’hospitalisation, bloquent la multiplication du virus et ralentissent de manière significative l’évolution de la maladie. Ainsi, les manifestations pathologiques du sida sont retardées et l’espérance de vie des personnes séropositives est allongée – une personne atteinte du sida vivait en moyenne 10 ans et 1988, contre 35 ans aujourd’hui.
«
Aujourd’hui, un patient bien soigné peut presque avoir une vie normale, poursuit le Dr Cécile Goujard,
avec évidemment la pression particulière liée au traitement.» Au quotidien, la prise de médicaments demande rigueur et organisation. En plus de l’astreinte même d’un traitement tout au long de la vie, de multiples effets secondaires affectent la vie de tous les jours de plus de 60% des personnes soignées : fatigue, troubles digestifs, douleurs musculaires, dépression… Auxquels s’ajoutent des modifications de la silhouette qui confrontent chaque jour le patient aux affres de sa maladie.
« Dégage avec ton sida pourri »A la fin des années 1980, on parlait du sida comme du «cancer gay» ou de «la maladie des quatre H» : homosexuels, héroïnomanes, hémophiles, Haïtiens. Si de telles idées reçues ont aujourd’hui quasiment disparu, les séropositifs sont encore victimes de
discriminations. «
Le grand public n’a pas conscience que le sida n’est pas une maladie de mauvaise vie, analyse Marjolaine Bénard d’AIDES,
et c’est souvent un regard plein de jugement qui se pose sur le VIH et son porteur.» Prêts refusés, primes d’assurance exorbitantes – malgré
la convention AREAS[iv], difficultés à trouver ou à conserver un emploi… Des obstacles qui viennent alourdir un peu plus l’existence des séropos et malades du sida.
L’exclusion vient aussi parfois directement du cercle amical ou familial. Nellie Marguerite, infirmière en psychiatrie à l’
Espas[v], raconte : «Certains
sont obligés de cacher leur maladie, de prendre leur traitement en secret, de peur d’être rejetés par leur proches.» Manu a expérimenté ce violent abandon. «
En 1987, j’ai annoncé à mon père que j’étais homo. Il m’a répondu : « tu es fou ». En 1996, je lui ai annoncé que j’avais le sida. Il m’a répondu : « je te l’avais bien dit ».» Ils ne se revoient que depuis 2005. Pourtant, même lorsque le sida est accepté, les préjugés demeurent. Le regard de Manu s’assombrit, et l’ironie du ton ne masque pas son malaise lorsqu’il relate : «
Chaque fois que je vais chez ma sœur, elle me demande : «Y a-t-il de nouvelles recommandations pour toi ?» Par recommandations, elle entend vaisselle ou lessives – évidemment toujours faites à part pour moi.» Les mêmes difficultés se profilent lorsqu’il s’agit de vie affective : «
On me dit souvent qu’il est plus facile d’aller vers quelqu’un qui est lui-même séropositif. La peur du rejet est moindre», ajoute Nellie Marguerite. Il existe néanmoins, parfois brutal. «
En tant qu’homo, je fais partie de ces grands ados qui draguent sur le net, explique Manu.
Mais lorsque j’annonce ma séropositivité après une longue discussion sur un chat de rencontre, les réactions peuvent être violentes, du type « Dégage avec ton sida pourri !»».Face au tabou qui auréole la sida, les associations ont un rôle primordial. C’est en leur sein que les séropositifs ou les malades du sida peuvent parler. Elles interviennent également en matière de prévention, plus encore face à la recrudescence des pratiques à risque. C’est par exemple le cas d’AIDES, comme l’expose Marjolaine Bénard : «
Pour inciter les gens à rester vigilants et à se protéger, il faut mettre en place des campagnes de prévention provocantes ou amusantes. On fonctionne beaucoup sur le mode du témoignage des malades, c’est plus percutant.» C’est sur cette stratégie de proximité que misent notre association, avec l’appui de séropositifs comme Alexis*. Décharné, il sort d’un mauvais rhume qui l’a cloué au lit pendant trois semaines. Son corps porte les stigmates de la maladie qui le ronge, mais il est d’une énergie surprenante. «
Quand on a le sida, la moindre maladie – bénigne pour la plupart des gens –, prend des proportions hallucinantes, témoigne-t-il, agitant ses longues mains maigres.
Mon organisme est affaibli et, un jour, je vais claquer, comme ça, pour un simple rhume. Il faut que ceux qui prennent des risques aient conscience de ça.»
Aujourd’hui, les recherches, qui ont tant progressé ces vingt dernières années, stagnent. «
Les chercheurs sont confrontés à un problème, explique le Dr Cécile Goujard,
ils ne parviennent pas à éradiquer le sida, ce qui condamne les malades à un traitement à vie. Dans le futur, l’espoir est celui d’un traitement qui rendrait l’infection totalement silencieuse.» La guérison ? «
On en est encore très, très loin.» Pas de vaccin en vue, ni de remède miracle, malgré ce que l’on peut parfois lire dans la presse. Coup de gueule de Manu : «
A chaque fois, je reçois un coup de fil de ma sœur, qui hurle dans le combiné : « t’as entendu Manu, t’as entendu ? ». Je suis obligé de lui expliquer que ce ne sont que des conneries. Et c’est une véritable torture.»
*
Les prénoms ont été changés.Lipohypertrophie : prise de graisse, en particulier au niveau du ventre, dûe aux traitements contre le VIH.
[ii] Virus de l’Immunodéficience Humaine : virus infectant l’homme et responsable du Syndrome d’ImmunoDéficience Acquise (Sida), état affaibli du système immunitaire qui le rend vulnérable à de multiples infections.
[iii] Le [i]Barebacking est une pratique consistant à avoir des relations sexuelles non protégées par un préservatif, et avec un partenaire qui ne se protège pas non plus. C’est un acte voulu, revendiqué par un certain nombre d’homosexuels.
[iv] Convention AREAS : « s’Assurer et Emprunter avec un Risque Aggravé de Santé », convention pour l’accès à l’assurance et à l’emprunt des personnes présentant un risque aggravé de santé, entrée en vigueur le 6 janvier 2007.
[v] Espas : Unité de psychiatrie publique, créée fin 1992 à Paris, pour répondre à la demande de soutien psychologique et psychiatrique des personnes séropositives au VIH et leurs proches.