Quand l’OMS épouse la cause des firmes pharmaceutiques
ALORS que des épidémies dévastent la planète, peut-on compter sur l’Organisation mondiale de la santé (OMS) pour répondre au défi de « la santé pour tous » ? l’avidité des grands laboratoires, un des premiers obstacles, n’a guère rencontré d’opposition de la part de l’organisation. Sa directrice générale, Mme Gro Harlem Brundtland, qui doit solliciter en juillet 2003 un renouvellement de son mandat, leur a même largement ouvert les portes, accélérant la privatisation d’un système mondial de santé qui court à la faillite.
Par Jean-Loup Motchane« Nous devons protéger les droits des brevets (...) pour garantir que la recherche-développement nous fournira les outils et les technologies nouvelles (...). Nous avons besoin de mécanismes pour empêcher la réexportation de médicaments à bas prix vers des économies plus riches. » Cette vibrante profession de foi en faveur des brevets pharmaceutiques n’a pas été prononcée par le PDG d’une multinationale de la chimie, mais par... Mme Gro Harlem Brundtland, la directrice générale de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), le 29 janvier 2001, au Forum économique mondial de Davos.
Au cours de la même réunion, Mme Brundtland n’avait pas été avare de louanges aux firmes pharmaceutiques : « L’industrie, avait-elle remarqué, a fait un effort admirable pour remplir ses obligations par ses dons de médicaments et ses réductions de prix. » Un « effort » d’autant plus méritoire qu’il avait été effectué malgré « la préoccupation des firmes pharmaceutiques que la fixation de prix inférieurs pour les médicaments dans les pays en voie de développement puisse être utilisée comme un levier pour influencer les négociations avec les pays qui, eux, ont les moyens de les acheter ». Un brevet de moralité décerné aux multinationales... tout juste cinq semaines avant l’ouverture du procès intenté, à Pretoria, par une quarantaine d’entre elles contre le gouvernement sud-africain, coupable de préparer l’importation des médicaments génériques d’autres pays en développement...
Quand l’OMS épouse la cause des firmes pharmaceutiquesDès le début de son mandat, le 13 mai 1998, Mme Brundtland, ancien premier ministre de la Norvège, avait annoncé les principes de sa stratégie devant la51e Assemblée mondiale de la santé (qui rassemble les Etats membres de l’OMS) : « Nous devons nous ouvrir aux autres. » Quels « autres » ? Essentiellement le secteur privé, auquel un partenariat était proposé, ainsi que les principales organisations multilatérales : Banque mondiale, Fonds monétaire international (FMI) et Organisation mondiale du commerce (OMC).
Plaidoyer pour une soumissionLe directeur du cabinet de Mme Brundtland, M. David Nabarro, justifie ainsi devant nous les orientations de sa patronne : « Nous avons absolument besoin du financement privé. Depuis dix ans, en effet, les gouvernements ne nous donnent plus beaucoup d’argent ; les gros sous se trouvent dans le secteur privé et les marchés financiers. Et comme l’économie américaine est la plus riche du monde, nous devons faire de l’OMS un système séduisant pour les Etats-Unis et les marchés financiers. »
Présenté comme le constat d’une nécessité, ce plaidoyer pour la soumission de l’OMS aux desiderata de Washington et des institutions de la mondialisation libérale, et pour l’appel à la charité des grands groupes est en réalité purement idéologique : l’apport privé ne représente qu’une faible part des ressources de l’organisation (lire « Une institution fragilisée »). Ce que nous confirme un diplomate spécialiste des institutions des Nations unies : « La posture de Mme Brundtland vis-à-vis de l’industrie pharmaceutique s’explique par son adhésion aux valeurs de la mondialisation actuelle : elle a établi des rapports étroits avec l’OMC, et elle reprend à son compte le discours de la Banque mondiale, principal bailleur de fonds de l’OMS. D’autre part, en adoptant une autre attitude, la directrice générale s’opposerait aux Américains, dont l’influence est prépondérante. »
Si, lors de la conférence ministérielle de l’OMC, le 13 novembre 2001 à Doha (Qatar), les pays en voie de développement disposant d’une industrie pharmaceutique ont enfin obtenu le droit de fabriquer des copies moins coûteuses de médicaments protégés par des brevets - mais uniquement en cas de crise de santé publique, et sans avoir pour l’instant le droit de les réexporter vers les pays pauvres incapables de les produire -, cette victoire relative ne doit rien à la direction de l’OMS, malgré l’attitude courageuse de certains de ses représentants (1). Elle est le résultat de la pression des opinions publiques, alertées par les organisations non gouvernementales (ONG) et, surtout, d’un spectaculaire revirement américain.
Après les attentats du 11 septembre, les Etats-Unis avaient en effet menacé la firme allemande Bayer, productrice de l’antibiotique Cipro utilisé pour combattre la maladie du charbon, de fabriquer eux-mêmes des copies conformes de ce médicament si un rabais très substantiel ne leur était pas consenti. Après ce chantage réussi, il leur était difficile de s’opposer à ce que d’autres Etats affirment eux aussi la primauté du droit à la santé sur le droit du brevet.
Confirmant cette avancée, à laquelle la hiérarchie de l’OMS avait peu contribué, la 55e Assemblée mondiale de la santé a finalement approuvé le 17 mai 2002, par consensus (donc sans que les Etats-Unis s’y opposent), une résolution destinée à « assurer l’accès aux médicaments essentiels ». Cette résolution prie le directeur général de « préconiser les mesures voulues dans le monde entier pour promouvoir un système de prix différenciés des médicaments essentiels ».
Un fonds mondial désargenté
N’ayant plus rien à craindre de Washington, et aiguillonnée par nombre de délégations, Mme Brundtland va enfin pouvoir faire jouer à l’OMS un rôle actif dans un secteur où elle s’était signalée par sa pusillanimité.
C’est d’ailleurs pour pallier cette carence - antérieure à la prise de fonctions de Mme Brundtland - que, en vue de coordonner la lutte contre le sida, l’Organisation des Nations unies avait créé en 1996 Onusida (lire « Cinq années perdues dans la lutte contre le sida »). Son directeur, M. Peter Piot, avait adopté une attitude toute différente de celle de l’appareil de l’OMS. Dès le 29 novembre 2000, avant l’ouverture du procès de Pretoria, il avait en effet déclaré « soutenir pleinement le droit des gouvernements à développer des licences obligatoires (2), les importations parallèles de médicaments, ainsi que l’intégration de la concurrence des génériques ». Et cela en affirmant, non sans courage, que « les règles de l’économie libérale sont devenues incompatibles avec la mondialisation de l’épidémie de sida. Il faut désormais un nouveau pacte entre l’industrie et la société (3) ».
Ces règles de l’économie libérale sont pourtant celles qui régissent la politique actuelle de l’OMS. En 1980, M. Halfdan Mahler, alors directeur général de l’OMS, avait assigné à la politique d’aide publique au développement la mission d’assurer « la santé pour tous ». Ce mot d’ordre mobilisateur n’est plus évoqué que pour mémoire, la santé n’étant pas considérée par Mme Brundtland, du moins dans ses propos publics, comme un droit, mais comme un simple moyen au service de la production. Devant un parterre de dirigeants d’entreprise, de banquiers et de chefs d’Etat, elle affirmait récemment que « l’amélioration de la santé va augmenter de manière significative les forces du développement économique et de la réduction de la pauvreté (4) ». Et, pour les convaincre de la nécessité d’investir dans ce domaine, elle insista sur les effets négatifs des maladies sur la croissance : le sida ferait baisser le produit intérieur brut (PIB) de 1 % par an dans les régions les plus touchées ; en trente ans, l’épidémie de paludisme aurait provoqué une diminution de la production africaine estimée à 100 milliards de dollars, etc.
Commentant ce type de discours, un banquier remarquait devant nous que, certes, « il est utile et même indispensable d’évaluer le coût de la maladie et le manque à gagner qui en résulte. Il est évident que la santé est un facteur de développement. A la fin du XIXe siècle, Bismarck l’avait déjà compris. C’est lui qui, le premier, avait persuadé les patrons d’instituer pour leurs ouvriers un système mutualisé d’assurance-maladie afin que leurs usines continuent de tourner. Mais croire que, dans un marché de la main-d’oeuvre mondialisée, on va obtenir des hommes d’affaires qu’ils investissent dans la santé est un peu naïf. »
Le 17 mai 2001, chassant directement sur les terres de Mme Brundtland, le secrétaire général des Nations unies, M. Kofi Annan - qui, tout comme elle, prépare sa réélection -, proposait la création d’un Fonds global pour la santé doté de 7 à 10 milliards de dollars annuels, et destiné à lutter contre le sida, la tuberculose et le paludisme.
M. Annan intervenait d’autant plus facilement dans ce dossier que l’OMS n’avait pas obtenu dans ce domaine de résultats probants. Cela dit, malgré les promesses du G 8 de Gênes (juillet 2001) de lui attribuer 1,3 milliard de dollars, le Fonds ne dispose actuellement que de 200 millions de dollars. Un montant dérisoire par rapport au 1,9 milliard de dollars promis par l’ensemble des donateurs ou par rapport au 1,6 milliard de dollars déjà consacré à des programmes analogues par d’autres sources de financement (5)
Conflits d’intérêtsLa création de ce Fonds est d’abord apparue comme un progrès important, mais son statut de fondation indépendante de droit privé (6) retire, de fait, aux Nations unies la responsabilité d’une partie importante de la politique mondiale de santé publique. L’OMS n’y dispose que d’un strapontin, ce qui, après la création d’Onusida, accentue encore sa marginalisation dans un champ qui est sa raison d’être même.
L’OMS est une maison opaque où, dans la définition des programmes, les lobbies industriels défendent leurs intérêts avec une grande efficacité, mais dans l’ombre. Ce que confirme sans hésitation un haut fonctionnaire de l’organisation : « L’OMS est au centre même des conflits d’intérêts. Et les précautions officielles prises par la maison sont très insuffisantes pour empêcher une infiltration plus ou moins masquée des intérêts privés (7). »
Des protestations s’élèvent un peu partout contre la politique complaisante de Mme Brundtland à ce sujet. Ainsi, dans une lettre ouverte (
, M. Ralph Nader, tout en reconnaissant ses efforts dans la lutte contre le paludisme, la tuberculose, le tabagisme et les industries du tabac, lui écrit que « beaucoup de gens sont préoccupés par le fait que l’OMS ait accepté qu’une poignée de grandes compagnies pharmaceutiques exercent une influence indue sur ses programmes (...). L’OMS (...) a réduit son rôle traditionnel de promotion de l’usage des médicaments génériques dans les pays pauvres ». Mme Brundtland réfute ces accusations : « J’ai réussi au contraire, nous dit-elle, à renforcer la crédibilité internationale de l’OMS et à placer la santé au plus haut niveau de l’ordre du jour des politiques globales de développement. »
La récente lettre de démission (9) de l’une de ses fonctionnaires, Mme Daphne Fresle, constitue cependant un réquisitoire accablant pour l’organisation et pour Mme Brundtland. L’intéressée déplore « le manque d’enthousiasme de l’administration actuelle à défendre publiquement les intérêts vitaux des pays en voie de développement, ce qui devrait être la préoccupation majeure de l’organisation ». Selon elle, l’OMS aurait abandonné son objectif traditionnel, la santé pour tous, au profit des intérêts des pays les plus puissants - de l’un d’entre eux en particulier - et de ceux des firmes pharmaceutiques ; ses derniers rapports auraient entaché sa crédibilité et sa réputation, en raison de leur manque de rigueur scientifique (10) ; sa réorganisation administrative aurait échoué (11). Les résultats de la politique menée depuis plus de trois ans (12) se résumeraient finalement à ce que, d’un côté, l’OMS serait contestée sur le plan de l’éthique ; de l’autre, avec la création du Fonds mondial, elle aurait perdu son leadership politique dans le domaine de la santé.
Dans les couloirs de l’énorme bâtiment abritant le siège de l’OMS sur les hauteurs chics de Genève, nombre de fonctionnaires interrogés affirment discrètement partager ce point de vue. L’un d’entre eux, qui déplore le statut du Fonds mondial, remarque : « L’OMS, malgré ses défauts, permettait théoriquement à chacun des 191 pays membres de faire entendre sa voix à l’Assemblée mondiale de la santé. Désormais, la politique à mener contre les trois maladies les plus importantes dépendra des délibérations plus ou moins discrètes du conseil d’administration d’une fondation privée, sans responsabilité réelle devant la communauté internationale. »
Pour un haut responsable de l’Organisation, qui a connu plusieurs directeurs généraux, l’OMS se trouve à un tournant de son histoire. Selon lui, il y a urgence à redéfinir clairement ses missions face à la mondialisation libérale et aux intérêts contradictoires des Etats, des peuples et du secteur privé (13). Il faudrait que « des Etats ou des régions réclament à l’OMS l’organisation de véritables états généraux de la santé dans le monde, où toutes les parties puissent exposer sans ambiguïté ce qu’elles attendent d’une politique mondiale de la santé ».
Visiblement, plus personne ne sait aujourd’hui à quoi sert exactement l’OMS. Mais ceux qui pensent que l’évolution actuelle vers la privatisation de l’organisation du système mondial de santé ne fera qu’aggraver les inégalités existantes sont de plus en plus nombreux.
Jean-Loup Motchane LE MONDE.FR